[Note sur le livre Bernard Andrieu (ed.), Manuel d’Émersiologie. Apprends le langage du corps, Milan, Éditions Mimésis, 2020, par son éditeur. Si veda in italiano (voir aussi, en italien), Anaïs Bernard, Bernard Andrieu, Manifesto Emersivo. Nascita delle Arti Immersive, Ravenna, Noema, 2018]
Je t’embrasse de l’intérieur
[Philippe Sollers à Dominique Rolin]
English Abstract
This is the current issue of the emersion of emersiology, to keep itself in the gap even between the three types of data, those coming from the sciences of the measurement of the objectified body, those of body perception and those of activation of the living body. By refusing reductionism, even methodological, emersiology, like bodily ecology, studies the language of the living body in awakening new sensations up to consciousness without the latter voluntarily desireing it or deliberately seeking it in a performance.
Awakening your living body with body techniques implies being able to activate it by placing it in life-giving situations that deconstruct the usual body diagram. Rather than letting go in a situation of loss of control, it is a question of triggering the emersion by letting the involuntary and the unconscious pass while not releasing it in a trance but in a dance, a movement mainly controlled or in an image of released motor skills.
Make emerge in his body by perceptual experiences what the living system experiences in 1st person precedes the conscious narrative that the subject will hold as soon as he is adapted to the device The bodily intentions are unconscious but not inactive because perception implements in the brain of decision scenarios before the action achieves a single one. The body embodies meaning before being able to express it in a linguistic structure capable of being recognized by the community during proxemic interaction, in particular sporting.
The difference between bodily intention and bodily awareness of intention is useful for understanding unconscious anticipation in relation to the voluntary activation of the body. Between the two the affects, the emotions, the associative memory… come to feed the semantic production of the body without always that the conscience can reach it.
En inventant des néologismes comme l’écologie corporelle, le somaphore, les somatechnies, l’auto-santé, la mobilogie sous l’inspiration réciproque avec Stéfan Leclercq, qui me dédia son court essai, dans le moment où je rédigeai ma première HDR sous le titre Mobilogie. Le mouvement des savoirs en 2001 que Jean Gayon me convainc d’abandonner pour Le cerveau psychologique [1], le corps du chercheur, l’émersiologie ou encore le corps capacitaire la tentation est grande surtout dans le regard rétrospectif, comme le font tant d’autres, de tout ramener à soi, sinon en soi. Ce qui serait mon «narcissisme» [2], est bien une idiosyncrasie nietzschéenne: les autres sont en moi, me traversent au point, comme Clément Rosset l’a si bien établi, que le moi n’existe pas comme substance permanente. L’émersion de l’émersiologie est advenue par l’effet de cumulation des travaux précédents mais aussi à travers un point aveugle, comme une évidence que je ne voyais pas depuis longtemps.
Si la relation entre le vivant et le vécu, et ce depuis ma formation en philosophie à Bordeaux en 1978-82, était au cœur de la période des sciences cognitives naissantes en France du moins, ma rencontre des travaux sur la mémoire du Pr. Jaffard les cours sur le darwinisme (Pr. Houot) qui était l’occasion de longues séances avec notre ami Hervé Etchard qui nous quitta trop tôt, la philosophie de Hume et de Nietzsche et l’Inde (avec le Pr Gelibert et Bernard Graciannette) complétée par le séminaire chez les Dominicains sur Foucault et Nietzsche autour de la mort de Dieu près de la barrière Genest, les cours du Pr. J.C. Fraisse sur Platon et ceux du Pr. Grimaldi sur Descartes tandis que le Pr. Michel Adam nous affirmait en s’appuyant sur le livre d’Edgard Morin Le paradigme de la nature humaine que la modernité de Foucault, Deleuze et autres ne servaient de rien, la logique (Pr. Boudot, Pr. Saudubray), la primatologie (le Pr. P. Clanché), la phénoménologie (Pr C. Lavaud), l’esthétique (Pr. J.M.Pontevia) et la psychanalyse (Pr. Bernard Puel) avec les séminaires chez Michel Demangeat, Françoise Effel, Jean Broustra et autour de Jean Paul Abribat au 1er étage du café ont achevé de me convaincre qu’une ontologie du corps ne pouvait séparer le subjectif de l’objectif, les sciences du vivant et celles du vécu : les cours furent riches et complémentaires, me formant à l’interdisciplinarité ce que je montrais déjà dans ce qui devait être ma première thèse sous la direction d’une disciple de Paul Ricoeur, La Pr Claudie Lavaud, Le corps dispersé, qui s’appelait initialement La dispersion féconde, publié en 1993 chez L’Harmattan, Christian Bourgois voulait le publier mais ne publiait plus d’essai en 10/18.
Mais la difficulté des méthodes objectivantes se trouve dans la naturalisation de l’objet et avec La neurophilosophie (ma thèse soutenue sous la direction de Dominique Lecourt (qui m’avait invité à venir faire une thèse à Paris et a abandonné celle avec Claudie Lavaud, avant que Joëlle Proust ne veuille aussi la diriger, c’est Elisabeth Pacherie qui sera recruté au Cnrs) publié en partie dans un QSJ en 1997), L’homme naturel (1999), L’interprétation des gènes (2000) notre génération a du critiquer les excès d’un réductionnisme, parfois éliminativiste, qui prétendait en finir avec l’homme et prononcer la mort de la philosophie, de la psychologie et de la psychanalyse au nom des neurosciences ou de la génétique. Cette défense, qui aura pris dix ans de ma thèse à sa publication (1991-2001), ne fut pas un vain combat: les neurophilosophes (Churchland, Changeux) durent céder la place au Michel Serres (Les cinq sens), Franscico Varela (qui m’avait soutenu publiquement lors du colloque de Biarritz sur ma thèse sur la chair du cerveau), Antonio Damasio, Ramachandran, Ledoux et autres Boris Cyrulnick qui avec la résilience, la plasticité, la sensibilité actualisait Diderot et le vivant en y décelant qui une adaptabilité, qui une dynamique émergente. Lors de ma thèse Jean-Didier Vincet et Alain Prochiantz ont fortement influencé ma découverte des modèles émergentistes et évolutionnistes ainsi que ma collaboration avec Mareike Wolf-Fédida au sein de la Revue internationale de psychopathologie qui a été le centre actif de ces nouveaux courants.
Cet émergentisme nous le cherchions d’abord dans des mixités corps vivant-corps vecu au point de définir le Corps, dans Le dictionnaire du corps en SHS que je dirigeais en 2006 au Cnrs Ed, comme «bioculturel» sous l’influence de l’anthropologie bio-culturelle développée par Gilles Boetsch et Dominique Chevé. La chair du cerveau (2002) cherchait une voie entre la phénoménologie et la neuroplasticité pour indiquer l’individuation de la subjectivité dans les processus d’un cerveau vivant. Le corps pensant à travers un matérialisme dynamique, quoique que Dominique Lecourt mon directeur de thèse me dise que le «dynamique» était inutile si matérialisme, défendait un monisme de la différence de degrés dans l’organisation. Le cerveau psychologique, ma seconde HDR, trouvait dans le cerveau du prématuré une recherche pluridisciplinaire qui faisait le lien entre corps vivant et corps vécu à la limite du viable. L’hybridation, avec Devenir Hybride (2008), Mutations sensorielles (2006), sous l’influence de Deleuze et Guattari, cherche à décrire le mouvement du vivant qui donne corps à de nouvelles formes sans aboutir à une identité post-humaine.
Les arts immersifs
Lorsque Anais Bernard est venu me proposer de travailler ensemble sur les arts hybridant le corps aux dispositifs, nous avons décidé de les appeler les arts immersifs pour aller au delà de l’art numérique et prolonger la percée d’Edmond Couchot. Cette philosophie de l’immersion écologique refuse le centralisme cognitif qui décrirait le cerveau comme une organisation de modules secondaires commandée par un bureau central. Le cérébrocentrisme nuit à la description de la dynamique neuronale: plutôt qu’une extraction séquentielle de l’information, les réseaux et leurs connexions supposent «un système marqué par une intense coopération bidirectionnelle» [3]. Cette activité coopérative rend nécessaire l’interaction entre le corps et son environnement par l’incorporation; mais Varela défend une double thèse: d’une part celle de l’énaction qui est une incarnation de la signification dans le passage d’un comportement à un autre grâce «aux oscillations rapides entre les populations neuronales capables d’engendrer des configurations cohérentes» [4]. La liaison sélective d’un ensemble de neurones en un agrégat temporaire définit une histoire incarnée qui se modifie sans cesse. La localisation de l’ingénierie cristallisée et dresse les cartes successives des réseaux. D’autre part la destruction entre l’environnement et le monde n’est plus comprise seulement à partir d’une phénoménologie de la perception mais dans une conception écologique du corps: «ce corps situé existe grâce aux interactions avec un environnement» [5]. L’environnement d’un moi cognitif est celui d’un agent en situation : la contextualité est mouvante, mobile et imprévisible force l’agent à agir son environnement en lui et à agir sur son environnement. L’entité cognitive, ni monadique et ni solipsiste, est émergente car ses propriétés émergent au fur et à mesure et par les interactions écologiques du sujet avec son environnement. Le corps situé est constitué par son environnement et le moi serait une illusion virtuelle par la mobilité des réseaux internes et le retard de la conscience sur son activité cérébrale.
L’aprovisation ne cherche à pas à prévoir ou à pré-visionner l’action du corps dans l’oeuvre. Elle faut faire confiance au corps vivant pour laisser émerger du sens. Différence entre aprovisation et anticipation. Il convient de lâcher prise pour laisser le corps faire. L’improvisation repose sur les techniques du corps habituel qui agissent cette fois sans forme ni contenu précis. Cette libération des techniques du corps compose des mouvements apparemment nouveaux mais à l’analyse du mouvement la part idiosyncrasique de la formation et du style du corps se révèle encore. L’improvisation produit les possibles d’un ensemble de techniques acquises mais dont la combinatoire n’a pas révélé toute la richesse créative Avec l’ensemble d’un « corps plongé » dans un dispositif l’improvisation dans le corps va de pair avec l’aprovisation de l’immerseur qui a pensé dont les effets sont prévus pour lui échapper dans le corps même du spectateur.
Faire émerser dans son corps par des expériences perceptuelles ce que vit le système vivant en 1er personne précède le récit conscient que le sujet tiendra dès son aprovisation sur le dispositif. Les intentions corporelles sont inconscientes mais pas inactives car la perception met en œuvre dans le cerveau des scénarios de décision avant que l’action n’en réalise un seul. Le corps incarne du sens avant de pouvoir l’exprimer dans une structure linguistique susceptible d’être reconnu par la communauté lors de l’interaction proxémique, notamment sportive. La différence entre intention corporelle et conscience corporelle de l’intention est utile pour comprendre l’anticipation inconsciente par rapport à la mise en action volontaire du corps. Entre les deux les affects, les émotions, la mémoire associative… viennent alimenter la production sémantique du corps sans toujours que la conscience puisse y accéder.
De ©Cinémersion à l’ émersiologie
Inscrite dans le corps, l’épaisseur affective de l’expérience de la rencontre s’appréhende ici à travers différentes échelles: celle (i) de l’activation pré-motrice inconsciente repérable au niveau neural, celle (ii) de l’activation préconsciente émersive inaugurant une conscience pré-réflexive repérable dans l’auto-confrontation aux ajustements moteurs de l’enseignant dans la rencontre, et celle (iii) de l’impression consciente issue du retournement du regard du sujet sur l’expression de ses propres affects dans un regard en troisième personne.
La figure a été proposée par notre doctorant Nicolas Burel pour son article 2013, «Entre écologie pré-motrice et psycho-phénoménologie: la rencontre éducative du point de vue de l’enseignant d’Education Physique et Sportive» pour le numéro de Science et Motricité que nous dirigeons, sur l’Ecologie pré-motrice.
©Cinémersion est la première version, le 24 mars 2014, avant que nous n’inventions le terme d’émersiologie. Le terme venait de mon introduction au Cnac, et auprès de mes doctorants Nicolas Burel Alive Paintedre, Adjoa Domenlevo et Lionel Chavaroche, de la go Pro fixé sur le corps même des circassiens pour avoir une vue en 1er personne.
«©Cinémersion est une technique auto-réflexive en 1er personne qui filme les mouvements qui filment de son propre corps en fixant la camera sur une partie de son corps. ©Cinémersion fait ainsi émerger à la conscience de celui qui s’auto-filme. Avec la ©Cinémersion la camera est embarquée sur le corps lui-même nous faisant ressentir, certes pas la perception vivante du sujet, mais le point de vue en 1er personne de sa situation dans l’action que son corps est en train d’accomplir. Il fait vivre l’action corporelle par empathie dans l’action située tout en favorisant une réflexivité plus grande: la distinction entre le geste volontaire et conscient et celui involontaire et inconscient est immédiatement visible là où une image en 3eme personne ne nous faisait apercevoir que la globalité du mouvement corporel. La camera Go pro en 1er personne ©Cinémersion fournit des informations supplémentaires par l’effet d’embarquement à même son corps dans la production d’images non volontairement filmées. Embarqué une camera sur son corps a pu consister à montrer, comme dans le free style, des images inédites, des milieux inexplorés et des postures au cœur même de l’action. Le but est de constituer une culture corporelle en action pour les étudiants et les professionnels à partir de l’expérience immersive de la ©Cinémersion en Go pro et entretiens qualitatifs d’auto-confrontation aux films réalisés par des caméras fixées sur leur corps au moment de leur entrainement. En disposant la camera ©Cinémersion sur l’instrument (surf, ski, planche, trapeze, mat chinois…) et/ou sur le corps, le plan révèle le corps dans ses habiletés et postures d’action mais disposée sur le corps (poitrail, front) ou sur les membres comme dans le film Leviathan, se voit une typologie de gestes différents:
– Les gestes inconscients du schéma corporel qui s’activent pour restaurer l’équilibre, réagir à un changement, reprendre son souffle et éviter un obstacle. Ledoux a pu montrer comment les émotions primaires entre 80 et 180 millisecondes produisent une réponse motrice plus rapide que celles qui sont corticalisées.
– Les gestes involontaires mais habituels si incorporés par les techniques du corps lors des entrainements et exercices répétés que les automatismes semblent relever d’une intentionnalité corporelle; le corps semble les réaliser sans qu’il s’en rende compte.
– Les gestes volontaires et conscients qui reposent sur une préparation mentale et une représentation cognitive avant même l’action.
Ainsi ces images produites par notre corps dans ces caméras nous montrent des micro-gestes, des hésitations, des changements de directions, des ajustements moteurs ou des adaptations à la nouveauté avant même que nous en ayons conscience dans le vécu cognitif. Ainsi l’écologie pré-motrice, et ses instruments de mesure et de visualisation réflexive, devient visible le corps vivant auquel notre conscience ne prête plus attention.
Ces images ©Cinémersion sont ensuite analysées:
- En auto-confrontation du pratiquant avec les films réalisés en caméra embarqués
- Par un entretien qualitatif avec le cinémerseur sur le vécu corporel et l’analyse du mouvement.
- Par une analyse didactique des gestes avec l’étudiant et les professionnels de références» [6]
Hermès [7] me demande un article auquel j’associe Nicolas Burel qui réalise pour nous la schématisation:

Emersion en 1er personne du corps vivant (Andrieu, Burel, 2014)
Emersion, auto-santé et corps capacitaire
A l’occasion de la thèse d’Alive Paintendre nous avons pu démontrer l’existence d’un corps capacitaire. Chacun(e) peut devenir «agent de soi» (Andrieu, 2012), comme un individu responsable et autonome dans sa pratique physique, capable d’intervenir sur soi-même en mesure de s’autosanter (Andrieu, 2012, p.13) puisque «le sujet veut agir par lui-même sur lui-même en incorporant des techniques expérientielles génératrices d’habitudes, de croyances psychologiques et de comportements». L’émersiologie du corps capacitaire ne cherche pas à combler l’écart et la discontinuité entre le corps vivant et le corps vécu. Non seulement parce qu’ontologiquement la conscience est en retard sur son corps vivant par l’avance adaptative de nos systèmes intéroceptifs et extéroceptifs. Mais aussi en raison de l’écologisation dynamique du corps vivant qui répond plus rapidement que notre conscience aux nécessités de l’action motrice.
Trois niveaux d’expériences émersives (Vivacité, Vitalité, Viabilité) se performent ici:
Vivacité du corps vécu
Capabilité—————-Capacité
Vitalité du vivable
Corps déficitaire—————Corps capacitaire
Viabilité du corps vivant
Vulnérabilité————Vicariance
Invivable
Tableau 3: Les degrés du corps vivant
La capacité reste dans la vivacité du corps vécu, comme le résultat que le sujet a par sa conscience de ce qu’il croit être possible de faire de son corps. En s’estimant capable de faire, le sujet trouve en lui des repères sensoriels et des informations qui lui donnent une confiance suffisante pour agir. L’estime de soi ne provient pas de la seule résilience, Cyrulnik précise que le contexte favorise ou non la réalisation de ces capacités inédites et inconnues à soi-même.
Le capacitaire est une imagination de son corps qui dépasse le corps réalisé de nos capacités. Ce que je n’imagine pas de moi-même est irreprésentable mais surgit par la production du vivant dans une émersion qui devient un nouveau vécu. Ce corps opératoire au dessous de la conscience est ce qui rend virtuel des possibles. Etre capable de c’est avoir conscience que j’en suis capable, soit parce que mon vivant possède les moyens d’activer cette potentialité inédite soit par l’actualité d’un corps possible comme le passage du possible à l’acte chez Aristote.
L’émersiologie dans l’esthésiologie
La rencontre en 2013 au colloque de Montpellier avec Pétrucia da Nobrega, philosophe et directrice de laboratoire Estesia à l’Université de natal a été un évènement qui aura précipité le lien entre esthésiologie et émersiologie la question est Que se passe t-il entre les corps? mais depuis l’intérieur de chacun d’eux. Spécialiste de Merleau-Ponty elle a su nous apporter une connaissance intime de la phénoménologie en posant la question de la spatialité du corps propre et de la motricité, M. Merleau-Ponty, comme le fait remarquer Emmanuel de Saint Aubert, opère une torsion de l’intentionnalité husserlienne en définissant une unité naturelle et antéprédicative, une «intentionnalité motrice» [8].
Le corps n’est pas dans l’espace, il «habite l’espace» [9]. L’espace est «déjà dessiné dans la structure de mon corps, il en est le corrélatif inséparable» [10]. Il y a une spatialité primordiale et subjective qui précède notre rapport au monde: «L’expérience révèle sous l’espace objectif, dans lequel le corps finalement prend place, une spatialité primordiale dont la première n’est que l’enveloppe et qui se confond avec l’être même du corps. Etre corps, c’est être noué à un certain monde, avons nous vu, et notre corps n’est pas d’abord dans l’espace: il est à l’espace» [11]. Ainsi entre les corps aucun vide intentionnel dès lors que l’espace met en relation les corps depuis l’extérieur de leur emplacement physique et dans la résonance intérieure de l’échoïsation de la présence corporelle comme dans l’empathie.
Concevoir l’incarnation comme un mouvement par lequel l’esprit s’incarnerait dans le corps pour se manifester nous prive d’une compréhension sensible de l’activité corporelle. Le corps vivant, plutôt que vécu, est en interaction dynamique avec son environnement dès sa formation, au cours de son développement et dans son activité. Il convient donc pour Merleau-Ponty d’éviter ce qu’il appelle le mythe de la sensation primitive sans interaction. Affirmer que l’activité instinctive engagerait l’organisme à des réactions élémentaires sans se référer à «des structures prescrites par l’organisme lui-même» [12]. De même les actes d’attention spontanée sont bien préconscients, ne relèvent pas d’un processus énergétique du corps naturel, car «la perception est un moment de la dialectique vivante d’un sujet concret» [13].
Par le contact tactile des mains, de corps et des peaux, des informations implicites et invisibles sont actives dans les réseaux nerveux, émotionnels, hormonaux et cérébraux. Ainsi les artistes se reconnaissent par la projection de leur espace corporel ne repose pas que sur des informations visuelles directes mais aussi sur une sensibilité empathique, dans une reconnaissance affective et sur une résonance motrice. Cette activation inconsciente repose sur des techniques du corps incorporées au cours d’apprentissages répétées mais aussi sur des mécanismes du corps vivant pour s’adapter par des réponses émotionnelles et motrices [14].
Entre les corps [15] une communication tacite est organisée favorisant la reconnaissance immédiate mais pas spontanée: car l’habitude se fréquenter chaque jour incorpore peu à peu des savoirs-faire et des savoirs être qui constitue une échelle esthésiologique; celle-ci garde en mémoire les schèmes d’actions et les informations sui favorise une reconnaissance du corps de l’autre que l’on aura incorporé par les heures d’apprentissages et les expériences émotionnelles partagées. Dès le toucher de la main, l’expert corporel sait reconnaître l’état affectif de son partenaire et si le contact sera efficace pour la réalisation motrice.
Dans son essai Son et corps Dieter Schnebel fait ce lien entre esthésiologie et émersiologie en montrant comment «les sons proviennent de corps et sont donc corporels» [16]. Si les sons ont leur propre sensibilité, c’est qu’ils «sont eux-mêmes déjà du vivant» [17]. L’art corporel n’est plus seulement performatif mais informatif en donnant une forme aux organes de perceptions des oscillations, des vertiges respiratoires, des vibrations du ventre et des dilatations du plexus solaires. Etablir ces cartographies émersives est l’enjeu de la thèse de Marie Agostinucci, psychomotricienne qui nous propose ici les tests pour évaluer la perception corporelle du traumatisé crânien:
La différence, dans les thèses en cours, entre la mesure du corps vivant en 3eme personne et ce que le sujet en perçoit en première personne exige de faire d’une contrainte physique et cognitive comme le traumatisme crânien (Thèse Marie Agostinucci), comme le handicap mental (thèse de Julia Chamondon), comme l’attaque surprise en karaté (Thèse de Réda Bouderbala), comme le gymnase immersif (Thèse de Gaetan Guironnet) ou comme la sclérose du genou (Thèse d’Aurore Blasco) la condition méthodologique d’une analyse de la perception corporelle et des l’activité émersive et du corps vivant.
Conclusion (provisoire!)
Tel est l’enjeu actuel de l’émersion de l’émersiologie, se maintenir dans l’écart même entre les trois types de données, celles provenant des sciences de la mesure du corps objectivé, celles de la perception corporelle et celles de l’activation du corps vivant. En refusant le réductionnisme même méthodologique, l’émersiologie, comme écologie corporelle, étudie la langue du corps vivant dans l’éveil de nouvelles sensations jusqu’à la conscience sans que celle-ci l’ait désiré volontairement ni recherché délibérément dans une performance.
Éveiller son corps vivant par des techniques du corps suppose de pouvoir l’activer en le plaçant dans des situations vivifiantes qui déconstruisent le schéma corporel habituel. Plutôt que de lâcher prise dans une situation de perte de contrôle il s’agit de déclencher l’émersion en laissant passer l’involontaire et l’inconscient tout en ne s’en délivrant pas dans une transe mais dans une danse, un mouvement majoritairement contrôlé ou dans une image de motricité libérée.
Notes
1) Leclercq S., 2002, La mobilogie. Sur l’importance du mouvement dans le réel et dans la constitution d’une méthode de recherche?, Ed. Sil Maria, 19 pages. J’ai attendu 2016 pour publier en poste face méthodologique, dans le cadre du tome 1 des Somaticiens que nous dirigeons avec Petrucia da Nobrega pour publier cette mobilogie, Nobrega P. da, Andrieu B. eds. 2017, Somaticiens. La conscience corporelle, tome 1, Paris, L’Harmattan. [back]
2) Ollier F., 2017, Les idéologues du corps, Ed. Quel Corps. [back]
3) Varela F., 1992, L’incarnation de la vacuité, Quel savoir pour l’éthique, Paris, Ed. La Découverte, 2004, p. 77. [back]
4) Op. cit., p. 82. [back]
5) Op. cit., p. 90. [back]
6) (2014) avec Nicolas Burel et Aline Paintendre, Caméra embarquée: l’utilisation auroréflexive du corps vivant, Revue EPS, n°360, Elèves et sportifs hybrides, p. 44-45. [back]
7) (2014) avec Nicolas Burel, La communication du corps vivant dans une émersion cognitive en 1er personne, Hermes, n° Communication, cognition, altérité, sous les directions de Benoit Le Blanc, Samuel Lepastier, Franck Renucci, p. 46-52. [back]
8) Merleau Ponty M., 1945, La spatialité du corps propre et la motricité, Phénoménologie de la perception, chap. III, p. 129. De Saint Aubert E., 2005, L’intentionnalité motrice, Le scénario cartésien. Recherche sur la formations et la cohérence de l’intention philosophique de Merleau Ponty, Paris, Vrin, p. 131-136, ici p. 131. [back]
9) Merleau-Ponty M., 1945, La spatialité du corps propre et la motricité, Phénoménologie de la perception, chap. III, p. 162. [back]
10) Op. cit., p. 166. [back]
11) Op. cit., p. 173. [back]
12) Merleau-Ponty, M., 1942, La structure du comportement, Paris, P.U.F., p. 179. [back]
13) Op. cit. [back]
14) Nobrega P., Andrieu B., 2017, Au travers le vivant, L’émersiologie dans l’esthésiologie, Paris, L’Harmattan. [back]
15) Andrieu B., Thomas C., Eds 2017, Entre les corps. Les pratiques émersiologiques aujourd’hui (cirques, marionnettes, performance et arts immersifs), Paris, L’Harmattan. [back]
16) Schnebel D., 2017, Son et Corps, Paris, Presse du réel, p. 41. [back]
17) Op. cit., p. 42. [back]
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